La commune de Saint-Pol-de-Léon a le privilège d'avoir été la première du Finistère à inaugurer son monument aux morts. C'était le 21 mars 1920. La décision de l'ériger avait été déjà prise très tôt, au tout début de la guerre, en septembre 1914. Il devait prendre place au centre d'un chemin de croix semi-circulaire dominé par un calvaire sculpté après 1875 par Yann Larhantec. Son histoire...

La réalisation du monument aux morts a été confiée à René Quillivic (1879-1969). Le sculpteur a opté pour une œuvre d'une grande sobriété et d'un réalisme poignant, loin des représentations héroïques habituelles. La sculpture en kersantite représente un solsdat agonisant, le corps étendu sur un bouclier. Il est supporté par quatre femmes en costume léonard représentant les quatre âges de la vie : l'aïeule, la mère, l'épouse et la fiancée. Ces figures féminines incarnent le deuil familial et la souffrance de la Bretagne face à la perte de ses enfants.
L'effet final est particulièrement puissant : le Christ en croix sur le Calvaire surplombe symboliquement le soldat mourant au milieu des scènes de la Passion, associant le sacrifice des poilus à celui du Christ. Cette association crée l'un des monuments aux morts les plus emblématiques de Bretagne, reflétant la forte tradition catholique et régionaliste du Léon.
Maro vit ar vro
L'originalité de l'œuvre est renforcée par son inscription en langue bretonne, « Maro vit ar Vro » gravée sur le socle et la dalle. Littéralement mort pour le pays en breton parlé. En breton littéraire on aurait plutôt écrit "evit". Cette dédicace ne dut pas susciter l'enthousiasme débordant du pouvoir central mais ne fit pas l'objet l'objet d'une réprobation officielle. C'était pourtant un marqueur d'identité forte dans un contexte national de francisation engagé par la IIIe République. Le Finistère est d'ailleurs le département de Bretagne qui a le plus souvent eu recours à cette inscription, celle-ci figurant sur plus de 25% de ses monuments (environ 80), suivi des Côtes-d'Armor avec environ 18%. Le Morbihan, malgré sa forte identité bretonne totalise moins de 10% de monuments affichant une devise en breton. Si elles sont enfin inexistantes en Ille-et-Vilaine et Loire-Atlantique, zones non bretonnantes, quelques monuments affichent cependant des symboles bretons tels que l'hermine.
Photo : Joëlle-Créach-Quevilly.
Le pouvoir de la formule « Maro vit ar Vro » réside dans sa parfaite ambiguïté sémantique et sa capacité à concilier deux émotions mémorielles et politiques.
Le terme breton « ar Vro » est au cœur de cette subtilité. Il peut d'abord se traduire par « le Pays » ou « la Terre » mais permet une double lecture :
Une interprétation Régionaliste. Pour les familles et les communautés de Basse-Bretagne, imprégnées d'une forte identité locale, « ar Vro » évoque d'abord la petite patrie, le terroir, la paroisse ou la Bretagne elle-même. Dans ce sens, l'inscription rend hommage à ceux qui sont morts loin de chez eux pour une terre qui est, avant tout, leur foyer. Le sentiment est celui de l'attachement à la culture et à la langue.
Une interprétation Nationaliste : Dans le contexte de 1914-1918 et face aux autorités de l'État central, « ar Vro » peut également être interprété comme La Patrie, c'est-à-dire la France. Cette formule magique permettait aux municipalités et aux sculpteurs comme Quillivic d'affirmer leur loyauté nationale et le sacrifice du soldat breton pour la République, sans devoir renoncer à l'expression de leur identité culturelle.
Outre sur le socle où figure cette formule, on retrouve encore une phrase en breton : « STOURM A RIN EVIT AN DEN OUZH HE ENEBOURIEN, EVIT AR VRO, EVIT AR SPERED » Je combattrai pour l'Homme contre ses ennemis, pour le Pays, pour l'Esprit.
Au travers des articles parus dans la Dépêche, voici la genèse et l'inauguration du premier monument finistérien.
Un long processus
Lancé, nous l'avons dit, dès les premiers coups de canon, le processus s'est déroulé sur plusieurs mois, marqué par la générosité de la population et des décisions municipales. Dès le 27 mars 1919, la souscription affichait déjà 21 500 F, avec l'espoir d'atteindre et même de dépasser les 25 000 francs prévus par l'architecte.
C'est le 21 juillet 1919 que la Commission municipale, présidée par M. le comte de Guébriant, maire de Saint-Pol de Léon, se réunit pour examiner les travaux. La maquette du monument funèbre, dont l'exécution a été confiée à « notre jeune et déjà célèbre compatriote, M. Quillivic, sculpteur breton d'Audierne », devait parvenir incessamment. L'œuvre, qui sera érigée au cimetière Saint-Pierre, se compose « d'une table en granit de Kérsanton, offrant la forme d'un bouclier à pans coupés sur lequel reposera la statue, en granit également, d'un soldat expirant, portant sa main à son cœur. Le bouclier sera supporté par quatre pilastres contre lesquels seront accotés quatre statues en granit, représentant trois femmes en costume breton et la dernière en costume de ville, dans l'attitude de la douleur et du recueillement. » Ce groupe doit être placé devant l'hémicycle du calvaire. Sur tout le pourtour du chemin de croix seront posées les stèles en Kersanton où seront gravés, en lettres d'or, les noms des héros. L'ambition des organisateurs était que le monument soit prêt « pour le mois de novembre prochain, si tout marche au gré des organisateurs. »
La maquette fut exposée dès le 1er août 1919 dans la salle de la bibliothèque à la mairie. Le compte rendu de l'époque la jugea « admirablement conçue, sobre, sans rien de poncif, de théâtral, » et l'attitude du soldat expirant comme « empreinte d'un réalisme saisissant qui impressionne. » Malgré cette admiration, l'article contenait une légère critique : « Nous eussions aimé que le modèle choisi par le sculpteur pour le poilu eût des traits plus énergiques, plus accentués, des pommettes saillantes, une expression farouche comme il convient à un Celte, un Kymri, un véritable descendant (comme l'a dit Brizeux) de la race aux longs cheveux, que rien ne peut fléchir quand elle a dit « Je veux ! » » En revanche, le reste du monument est jugé « parfait ; l'attitude des quatre femmes est bien conçue et naturelle. La légende en breton, sur le socle, « Maro vit ar bro », Mort pour le pays, est très heureuse. » Une suggestion d'ajout est toutefois formulée : « nous serions d'avis que pour exalter l'idéalisme breton, pour affirmer cette croyance à l'immortalité de l'âme, si bien ancrée dans le cœur de nos compatriotes, on pourrait la compléter ainsi : « Mervel evit ar vro, da veva en envou », Mourir pour la patrie pour revivre aux cieux. » Une traduction française poétique est même proposée pour ceux qui ne comprennent pas le breton :
Ils dorment dans la paix auguste du cercueil
Ces Bretons indomptés qui sauvèrent la France.
De leurs exploits gardons le légitime orgueil
Et de les voir au Ciel conservons l'espérance.
Le chantier progressa à l'automne, et le 3 novembre 1919, le monument, dont l'exécution avait été confiée à M. Donnart, marbrier-sculpteur à Landerneau, sous la direction de M. Quillivic, était « presque entièrement achevé. » La livraison était attendue pour la fin novembre, mais la gravure des plaques commémoratives portant les noms des héros s'avérait un travail « très long et très minutieux » qui retardait l'achèvement.

Ombres et lumières un jour de Toussaint...
L'inauguration
Finalement, les fêtes d'inauguration se tinrent le dimanche 21 mars 1920, favorisées par un temps « idéalement beau. » Un premier cortège, mené par M. de Guébriant et le sous-préfet de Morlaix, se rendit à la basilique. L'immense vaisseau de la cathédrale, « tendue de draperies funèbres et de drapeaux tricolores, » accueillit un service funèbre chanté par Mgr Duparc.
Après la cérémonie religieuse, le cortège, accompagné de la musique municipale qui faisait ses débuts, se dirigea vers le cimetière. Près du monument, M. de Guébriant, en sa qualité de « promoteur et d'organisateur », prit la parole pour remercier la population et souligner que les ennemis convoitaient la Bretagne, et que la victoire avait empêché un « esclavage plus pénible que celui qu'enduraient nos frères d'Alsace-Lorraine. » Suivirent. l'abbé Le Chat, aumônier du Lycée de Brest et blessé de guerre, et M. Le Morvan, vice-président de la société des combattants, avant que le sous-préfet de Morlaix ne clôture la cérémonie en exaltant « les qualités morales des Bretons, les beautés naturelles et la fertilité du sol breton. »
Le monument, « le premier érigé dans le Finistère, » consistait finalement en une stèle supportée par huit colonnes au lieu des quatre pilastres mentionnés précédemment, avec un soldat breton expirant, la main sur le cœur, et « aux quatre angles, est adossée une statuette représentant une paysanne en costume de St-Pol de Léon. » Les quelque 200 noms des morts pour la France furent gravés en lettres d'or sur des plaques en schiste noir placées « au-dessous des stations » de l'hémicycle du chemin de croix.