La légende de Koulm
Un vieil instituteur prétendait que le moulin de Kerhoant était le cadre de moulte contes en breton. Il faudra encore chercher pour les sortir de l'oubli. Je n'ai retrouvé qu'un conte évoquant brièvement Kerhoant. Si vous en connaissez d'autres...
C'était il y a bien longtemps. Si longtemps que la flèche du Kreisker ne dominait pas encore la bonne ville de Saint-Pol-de-Léon. A chaque marée basse, vous pouviez marcher tranquillement jusqu'à l'île de Batz, là où Paul Aurélien avait terrassé son dragon. Le comte de Léon vivait alors dans son château de Penhoat, entre Guiclan et Taulé. Des rentes coulaient partout de ses moulins et de ses métairies. Even, son ancêtre, avait chassé les vikings du Léonnais. Depuis, de père en fils, les comtes de Léon régnaient sur leur fief et le faisaient fructifier pour le transmettre à leur aîné. Ils vivaient grassement du travail des laboureurs, chassaient, jouaient aux échecs, guerroyaient à l'occasion. Sur leurs terres, nos comtes ne partageaient le pouvoir qu'avec l'évêque. Celui-là dirigeait les âmes des Léonards et en tirait aussi un bon parti. Offrandes, parts sur les récoltes allaient à l'Eglise. Il arrivait bien que les deux hommes se chamaillent. On a vu un comte faire assassiner son propre frère évêque au sortir de la cathédrale. On se battait aussi avec le Duc, les Anglais, les Français... Peu à peu, ruinés par des guerres incessantes, les comtes de Léon allaient perdre des pans entiers de leur domaine. Mais à l'époque où je vous parle, ce descendant d'Even vivait encore dans l'opulence. Et la beauté de sa fille illuminait la maison. Quand elle fut bonne à marier, les prétendants se bousculèrent dans les couloirs. Multipliant les courbettes et les œillades. Mais lequel choisir? Le comte réfléchit longuement. Puis finit par prendre une décision qu'il allait afficher aux quatre coins de la Bretagne et faire crier à la sortie des messes. La main de son héritière irait à qui serait capable de construire un navire extraordinaire. Un navire taillé pour naviguer aussi bien sur mer que sur terre.
Sur la garenne de Kerc'hoent...
Tout près du Minihy de Léon, le havre de Penpoul était encore un grand port. Le sable n'avait pas encore entravé son accès et les bateaux allaient jusqu'à Bordeaux chercher du vin. On y bâtissait grand nombre de navires avec beaucoup de savoir-faire. Devenir le gendre du comte du Léon! Epouser la plus belle fille qui soit! Trois charpentiers des plus habiles se mirent immédiatement sur les rangs. Le premier, Hamon, se rendit dans la forêt de Lanuzouarn pour y abattre les meilleurs arbres. Le jeune gars était en plein travail quand apparut une vieille mendiante en guenilles.
- Me donneras-tu un peu d'argent. Je suis si démunie mon pauvre garçon !..
- Ar boudedeo a zo atao pemp kwennek en e c'hodel gan tan, répondit Hamon, le mendiant a toujours cinq sous dans sa poche! Et, tournant le dos, il poursuivit son labeur.
Alors l'œil de la vieille brilla d'une lueur étrange. Elle murmura:
- Malloz d'id ta! Malloz d'id!
Notre mendiante devait être un peu sorcière. Car elle jeta un curieux sortilège au charpentier. Celui-ci avait beau faire, une force irrépressible le poussa soudain à tailler des cuillers en bois. Des longues, des courtes, des plates des creuses. Impossible de revenir à la tâche première. L'outil du malheureux ne débitait que des cuillers à pot. Alors, la mort dans l'âme, il finit par renoncer et rentra la tête basse à Penpoul.
Le second charpentier qui avait relevé le défi du comte se mit en route. Jobic avait taillé les premières membrures de son navire et les considérait avec fierté quand il s'accorda un peu de repos. Apparut la mendiante.
- Partageras-tu ta miche de pain avec moi? J'ai si faim mon pauvre garçon!
- Le pain est à celui qui le gagne, coupa sèchement Jobig.
Et la même mésaventure lui arriva. Sauf que cette fois, le charpentier sans cœur se mit à fabriquer toutes sortes de jattes. Des jattes à lait, des jattes à beurre. Avant de regagner Penpoul. Dépité.
Ce fut au tour de Koulm de tenter sa chance. Son navire prenait déjà forme quand surgit la vieille.
- Tiens, lui dit d'emblée le blondinet, mange donc un petit morceau et prends ces quelques gwennec. Tu me semble en avoir besoin.
La générosité de Koulm fut largement récompensée. Dans la journée, son navire fut terminé et se ballotta doucement au cœur de la forêt. Il ne lui restait plus qu'à le présenter au comte. Mais auparavant procéder à des essais. Le lendemain, Koulm appareilla donc de Penpoul avec l'intention de pousser jusqu'à Lesneven et de revenir à Saint-Pol par Landerneau.
Il était tôt et un brouillard épais enveloppait la route de Plouescat. Parvenu sur les garennes de Kerhoant, Koulm distingua une silhouette adossée à l'une des roches de Par ar Roz. Cheveux blancs volant au vent, noyé dans un vaste manteau, l'homme était d'une maigreur squelettique et têtait avidement une planche courbe de tonneau.
- Mais que fais-tu là? interrogea Koulm. Voilà un bien triste festin!
- J'ai si soif, répondit l'autre, que je cherche à sentir le goût du vin. Cela va faire cent ans que je suce cette douvelle et, crois-moi si tu veux, j'y trouve encore un peu de plaisir.
- Monte plutôt à bord l'ancien. Peut-être trouverons-nous en route de quoi régaler ton gosier!
Et les voilà partis.
Un équipage fabuleux
Une dégringolade vertigineuse
En moins d'une minute, l'agile chasseur de Landerneau dépassa la jeune femme et l'attendit tranquillement sur la margelle de la fontaine. Ruse vaut mieux que force, songea la domestique. Et elle proposa au coureur des bois de boire un peu de son eau. Ce qu'il fit volontiers. Mais la perfide murmurait pendant ce temps quelques formules magiques. Le chasseur tituba tout à coup de fatigue et sombra dans un profond sommeil. Vite, la servante dévale la pente et court au château où exulte déjà le comte. Mais, des remparts, le berger à la fronde ajuste son tir et vise une anse de la cruche. Le tintement de la pierre sur l'argent réveille en sursaut le bel endormi. D'une dégringolade vertigineuse, il rejoint la servante sur le pont-levis, lui arrache sa cruche pour la porter aux lèvres du seigneur.
- C'est bon, admit le prince en écartant rageusement le récipient. Koulm, la main de ma fille est à toi!
Et la jolie perennez en fut la première ravie. Pétillant de malice, joli garçon, Koulm était à son goût. Bien plus que toutes ces tristes barbes qui se ratatinaient à ses pieds. Tous ces hobereaux mieleux et intéressés Les noces furent célébrées. Fastueuses. Seulement, le comte ne se faisait pas à l'idée de voir son sang mêlé à la roture. Au château, le climat devint pesant. Le prince de Léon proféra bientôt de vagues menaces de mort à l'encontre de son gendre. Un soir, la menace se fit précise.
- A moi la garde. Emparez-vous de cet homme!
Vite, Koulm, son épouse et ses six compagnons sautent à bord du merveilleux navire. Muée par des mains invisibles, la nef gravit déjà l'échine de l'échine du Roch Trévézel quand grouille un nuage de poussière. La cavalerie du comte.
- Ne craignez rien, tonne le meunier, vous allez bientôt voir ces traîneurs de sabres détaler comme des capucins.
Le souffle de ses narines fut tel que tout l'escadron fut projeté jusqu'au pont de Coatoulsac'h où il s'abîma dans la rivière.
"Nous sommes perdus !"
Au lever du jour, le navire de Koulm atteignit les frontières de la Bretagne. Mais, levée par le comte de rennes, une nouvelle armée, fondait sur les fuyards. Innombrable.
- Cette fois, je crois bien que nous sommes perdus mes amis !..
C'était sans compter avec le mendiant. qui dénoua la poche noire de sa besace. En un instant, le pays fut plongé dans les ténèbres et le bateau fraya son cap entre les soldats allant à tâtons.
Le comte de Léon finit par reconnaître Koulm comme son héritier et ses compagnons comme de précieux auxiliaires. Alors, il nomma le soiffard de Kerc'hoent grand échanson et l'homme à l'os de mouton chef-cuisinier. Au chasseur échut la charge de grand veneur. Le berger devint capitaine des archers de la garde et le meunier inspecteur des moulins et de la navigation. Quant au mendiant, on le fit grand astronome. Et, à ce que l'on dit, tout ce monde vit encore aujourd'hui.
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