Kerhoant des bois habité par les loups
Expression familiale
Un Normand ! Le jour où j'ai mis les pieds à Kerhoant, je n'ai pas été spécialement accueilli dans la cour par l'ensemble vocal du Léon. J'avais 18 ans et pour toute fortune une 403 Peugeot à l'agonie. Mataf à Brest, j'avais rencontré une des filles de la maison dans un bar de Recouvrance. N'allez surtout pas le répéter. Bref, nous projetions de nous marier. Une coutume encore en vogue au XXe siècle. Mais pour ma belle-famille, ce projet était une catastrophe...
Les parents de ma bien aimée étaient de cette race de paysans laborieux, fiers, catholiques pratiquants, durs dans leurs principes mais à l'occasion bon vivants. Ils incarnaient une culture. Celle du Léon. Et leur lignée vivait dans cette ferme-manoir depuis des lustres. " Noblans di war meas", disait-on d'eux en ville. La noblesse des paysans ! Moi, je débarque là sans métier, sans avenir ni religion. Que sait-on de mon passé, de ma famille. C'est loin, très loin le Pays de Caux. Et puis il me manque une dent sur le devant et mes chaussures baillent aux corneilles. Joli parti !
Et pourtant, le mariage se fera. Avec une nouvelle dent et des souliers neufs. Ce jour-là, la grand-mère de Kerhoant, 90 ans, chante en coiffe le Bro goz devant le parterre décontenancé de la délégation normande. Je garde l'hymne national breton comme mon chant d'accueil dans cette communauté. Car les réticences du premier jour sont vite tombées pour laisser place à la confiance, la tendresse même. Ces sentiments-là cimentent un véritable clan. Issus eux-mêmes de familles pléthoriques, Jean Créach et Louise Gardic ont eu un garçon et cinq filles du même modèle. Toutes brunes, bien en joues. En ville, on reconnaît immédiatement leur marque de fabrique: Ata Jean Kerhoant ! Adolescentes, les sœurs Créach ont passé leurs vacances à chanter sur la planteuse. Ou plutôt à planter en chantant. Toutes ont fait les Ursulines. Ma femme y est entrée en pension à cinq ans. Elle en est sortie à vingt.
Nous sommes à bord de sa vieille DS 19. Jean Créach franchit un carrefour sans marquer l'arrêt et s'engage déjà dans la route en face. " Je crois que tu viens de griller un stop ". La voiture pile. " Tu crois ? " Marche arrière sans autre précaution. Revenu derrière la bande blanche, Jean penche ostenciblement la tête à gauche, à droite, puis franchit le croisement avec l'assurance du conducteur émérite. Un poète, je vous dis !
Jean "Kerhoant" se lève tôt, très tôt, contemple la nature en roulant sa cigarette. Il attend le lever du soleil avant de démarrer son tracteur. En fin de journée, quand il a bien vendu à la coopérative, il a la conduite sportive en rentrant dans la cour et la remorque accroche un peu le puits. Alors il appelle les petits. Ses poches sont pleines de lichouseries !.. Avec son chapeau, sa grande silhouette penchée en avant, là bas, au loin, je le vois le soir arpenter ses champs. La démarche lourde, les bras ballants, le nez au vent. Comme s'il écoutait le silence de la germination. Je suis sûr qu'en 1740, quand son ancêtre est arrivé ici, Claude Le Créac'h avait exactement cette allure-là, le soir, dans le même champ de Park ar Scallier. Une démarche d'aristocrate de la terre à la fois frustre et hiératique.
Louise Gardic a l'œil bleu et malicieux. Sa gaîté illumine la maison. Elle a de qui tenir. Son père, Hamon, a été l'un des plus célèbres éleveurs de chevaux de la région. Et sûrement le plus joyeux quand il s'agissait de fêter les médailles. Et il en a eu, des médailles. Louise court les pâtisseries et les veillées mortuaires pour " jeter de l'eau sur le mort ". Elle en revient en commentant la nouvelle tapisserie. Lisig téléphone à longueur de journée à ses filles, veille à la bonne marche de l'entreprise et sur la distraction proverbiale de son mari. Je tiens mon beau-père pour un poète. Il aime les chevaux, ses chiens de chasse qu'il appelle Doug e doul ou Fri du. Il troue consciencieusement sa chemise avec son éternel mégot, danse le Twist dans les noces avant de chanter Vas-y Bihan à la demande générale, enterre ses lunettes qui tombent de son nez en bêchant mon jardin et passe sa soirée à les réclamer à sa femme. De même s'époumonera-t-il à lui demander son tabac et du feu quand sa salopette regorge de trois paquets de gris, deux boîtes d'allumettes, six briquets...