Le crime de Keravel

Le 25/04/2021 0


Assises de Bretagne

FINISTERE

2e SESSION DE 1907

Présidence de M. Baudet, conseiller à la cour d'appel de Rennes

Audience du 19 avril

LE CRIME DE ROSCOFF

Assassinat et vol qualifié


La Dépêche de Brest. Pierre-Marie Guivarch, sur lequel pèse une aussi lourde accusation, est un homme de taille moyenne, âgé de 38 ans, figure osseuse, vêtu à la mode des paysans du Léon. Très loquace, il déclare que « ce n'est pas lui qui a fait le coup ».

Voici les faits qu'on lui reproche :

Le 24 juin 1906, la gendarmerie de Saint-Pol de Léon était avisée, vers 1 h. 1/2 du soir, qu'un sieur Jean-Marie Urien venait d'être trouvé assassiné chez son oncle et patron, Jacq, cultivateur à Kéraval, en Roscoff.

Le crime avait dû être commis entre neuf heures et midi et demi.

Surprise à l'improviste, pendant qu'elle mangeait, la victime avait été assommée de cinq coups violents d'une pièce en bois, retrouvée maculée de sang, puis avait eu fa gorge sectionnée dans toute sa largeur par un couteau, vraisemblablement mal aiguisé.

L'assassin était ensuite monté au 1er étage de la maison Jacq et s'était emparé, dans une armoire, d'une 6omme de 2.000 francs, composée' de pièces d'or de 20 francs, de deux billets de banque de 100 francs, de 500 ou 600 francs en pièces d'or également et de deux ou trois pièces de cinq francs en argent.

Très au courant de la maison, il n'avait commis aucune effraction ; sans aucune hésitation, il s'était emparé de la clef de l'armoire, posée sur le haut de ce meuble, et n'avait, pour découvrir l'argent caché, bouleversé ni linge ni vêtements.

Le soir même du crime, le parquet de Morlaix était prévenu qu'un paysan, à la mode de Saint-l'ol, chaussé d'espadrilles, d'aspect peu fortuné, mais paraissant muni d'une forte somme d'argent, s'était fait conduire, en voiture, dans une maison spéciale. Il avait bu, mais n'était pas ivre.

Conduit au commissariat de police, il déclara se nommer Guivarch, être originaire de Plouzévédé, mais il refusa d'indiquer son domicile et celui de son patron. On sut toutefois, qu'à diverses reprises, il avait été employé dans la maison de Jacq.

Il affirma être venu de Saint-Pol à Morlaix à pied et ne posséder qu'une somme de 117 fr. 50, qu'il déposa sur la table.

Au même instant, le cocher qui l'avait conduit apporta deux sabots maculés de sang oubliés par son client dans la voiture.

Guivarch protesta et déclara qu'ils ne lui appartenaient pas ; puis, brusquement, se voyant accusé de l'assassinat d'Urien, il se jeta à genoux en demandant pardon et en affirmant qu'il était innocent.

11 reconnaît cependant que les sabots lui appartenaient, et pour ajouter à la surprise que causait aux spectateurs cette scène étrange, l'agent de police qui fouillait Guivarch relira de la poche de son gilet une somme de 1.380 francs, alors qu'il venait de déclarer ne posséder aucun autre argent que les 117 fr. 50 déposés par lui sur la table. Il déclara que ces 1.380 francs représentaient toutes ses économies.

Son attitude à la maison spéciale n'avait pas été moins surprenante, non seulement il avait dépensé sans compter, mais, demeuré seul avec sa compagne, il était resté silencieux et pensif, la tête appuyée danssa main; puis, brusquement et sans raison, il avait demandé à cette femme ce qu'elle dirait s'il la tuait, et enfin, à plusieurs reprises, sans aucun motif, il lui avait demandé nerveusement s'il lui avait fait mal, alors qu'il ne l'avait même pas touchée. En outre, cette femme aperçut très distinctement des taches de sang sur la manche de chemise de Guivarch.

Depuis le début de l'information jusqu'à sa clôture, l'accusé a perpétuellement varié sur l'emploi de son temps le jour du crime. Il a d'abord prétendu être demeuré à Saint-Pol de neuf heures à midi, à jouer aux dominos, dans divers cabarets, être arrivé à Morlaix par le train de 3 h. 1/2 (il avait déclaré au commissaire être venu à pied) et s'être aussitôt rendu à la maison en question. Puis, revenant sur ses déclarations, il affirma être demeuré à la gare de 3 h. 1/2 à 7 h. 1/2, s'amusant à regarder passer les trains et n'être rentré à la maison qu'à7 h. 1/2, alors qu'il avait déclaré à la dame Tudal, hôtelière à Morlaix, chez laquelle il avait dîné, qu'il était arrivé à Morlaix, par le train de huit heures du soir et qu'il devait repartir pour Roscoff à dix heures. Il était arrivé, en effet, à Morlaix à 8 h. 1/2 du soir, heure à laquelle il demanda au voiturier Salaun, après avoir acheté des espadrilles, de le conduire en ville. Celui-ci le mena d'abord chez l'hôtelier Tudal, puis Guivarch se fil conduire où l'on sait.

Malgré ses dénégations, en effet, il est établi qu'il est demeuré à SaintPol de Léon jusqu'à 6 h. 1/2 du soir.

Interrogé sur la provenance des 1.500 francs trouvés en sa possession, il a répondu que c'était là toutes ses économies et qu'il ne possédait rien de plus. Puis, invité à s'expliquer sur ce fait que, en tenant ses affirmations pour exactes, ses dépenses exagérées du 24 juin n'auraient entamé ses 1.500 francs que de 2 fr. 25 ; il déclara ne pas vouloir répondre. Il s'expliquera cependant un peu plus tard et déclarera avoir gagné cet argent chez trois marchands de chevaux, MM. Chanvielet et Coutuis, à Bordeaux, et Bergès, à Carcassonne. Or, l'instruction a prouvé qu'il n'avait jamais travaillé, pendant des années, ainsi qu'il l'affirme, chez des éleveurs et qu'en tout cas, il avait été congédié par eux, à cause de son ivrognerie, de sa paresse et de son inconduile.

Pour expliquer les tracés de sang relevées sur ses sabots, sur sa chemise et sur son couteau, il déclara au gardien chef de la maison d'arrêt qu'il avait saigné du nez à la suite d'un choc sur un mur.

Devant le juge d'instruction, il prétendit que son saignement de nez avait été spontané, dû à la chaleur, et qu'il en avait souffert, vers six heures ou 6 h. 1/2 du matin, à Saint-Pol, le jour du crime, au moment où il allait quitter son domicile.

Il a déclaré au juge d'instruction que le sang trouvé sur son couteau provenait de la trace de ses doigts ensanglantés, qu'il avait appliqués sur son cou pour arrêter le saignement de nez.

Au gardien chef, il a déclaré que si ce sang existe il a été mis par les agents de police. Il n'a pu fournir aucun alibi.

M. le procureur Le Marchadour occupe le siège du ministère public. Me Verchin est au banc de la défense.

On remarque, comme pièces à conviction, des effets ensanglantés, des sabots, un pieu de charrette, un couteau, etc.

L'interrogatoire

Après la lecture de l'acte d'accusation, M. le président procède à l'interrogatoire de l'accusé.

M. le président, après avoir constaté l'identité de l'accusé, fait connaître que les renseignements recueillis sur lui ne lui sont pas trop défavorables ; ses parents n'ont pas bonne réputation.

D. — Des cultivateurs, qui vous ont employé, vous représentent comme sournois ?

R. — Je ne cause pas beaucoup.

D. — Ils disent également que vous n'aviez pas d'argent ?

R. — C'est vrai.

D. — Vous avez été arrêté le jour même du crime, le 24 juin, dans des circonstances dramatiques ; puis, plus tard, vous vous êtes plaint des lenteurs de l'instruction ?

R. — Oui.

M. le président. — Il ne faut vous en prendre qu'à vous-même. « Aide-toi et le juge t'aidera », voilà quelle doit être la maxime du prévenu; et vous avez fait des déclarations mensongères; le juge d'instruction s'est épuisé en efforts, et c'est par votre propre fait que la clôture de l'information a été retardée.

D. — Vous avez donné des défaits très minutieux sur cette affaire. Vous avez dit que vous n'aviez pas bougé de Saint-Pol de toute la journée, que l'argent trouvé sur vous avait été gagné par vous chez des éleveurs, à Bordeaux, et que vous l'aviez caché dans un sabot chez votre logeuse, Mme Corre; enfin, au sujet du sang trouvé sur vos sabots, vous avez dit qu'il provenait d'un saignement de nez ; toutes ces déclarations, vous les avez faites volontairement, puis vous avez subitement regretté de parler et le lendemain vous ayez pris une altitude particulière, refusant même qu'on vous donnât un conseil (défenseur) ?

R. — J'ai dit ce que je me rappelais.

M. le président. — Vous avez dit, en effet, et vous prétendez encore que vous étiez ivre en arrivant à Morlaix ; vous avez même déclaré que vous ne vous rappeliez pas ce qui s'est passé dans la maison où vous êtes allé; vous ne vous rappelez même pas avoir été arrêté ?

L'accusé ne répond pas.

M. le président relève les nombreuses contradictions qui existent dans les différentes versions faites par l'accusé, tant au cours de 1 instruction qu a cette audience.

A un moment donné, on représente à Guivarch les pièces à conviction et, comme M. le président lui fait remarquer qu'il y a quelques gouttes de sang sur la lame de son couteau, il répond : « C'est de l'eau de mer. »

M. le président. — Nouvelle version.

Q. — Vous avez tout d'abord refusé de reconnaître que les sabots vous appartenaient.

R. — J'ai toujours dit qu'ils étaient à moi.

M. le président. — Des témoins vous diront le contraire.

D. — Vous rappelez-vous celte scène ou vous vous êtes mis à genoux en vous écriant que vous étiez innocent de l'assassinat du malheureux Urien ?

R. —Je ne me suis jamais mis à genoux.

M. le président. — C'est entendu, tout le monde ment, les magistrats, la police et les témoins.

D. — Je vous le répète, votre attitude est étrange et on vous trouve très souvent en contradiction avec vous-même ; à un moment donné, comme on vous demande l'emploi de votre temps, vous répondez brusquement : « Je ne veux plus rien dire, j'ai déjà trop causé » ; ce n'est pus là l'attitude d'un innocent ?

Guivarch baisse la tête et ne répond pas.

M. le président. — Vous ne voulez pas répondre parce que vous n'avez pas d'avocat, puis vous demandez Me Buet ; vous ne répondez pas davantage ; alors on vous désigne Mo Le Febvre, et à peine ce dernier s'est-il présenté que vous ne voulez plus d'avocat. A partir de ce moment, il est impossible de vous arracher une explication.

D. — Vous possédiez 1.500 francs, diles-vous, et vous ne payiez pas vos dettes ; vous ne payiez même pas vos logeuses.

R. — Pardon.

D. — Vous redevez encore une certaine somme à Mme Le Corre.

R. — Oh! peu de chose.

M. le procureur de la République. — Il a laissé sa valise en gage, c'est bien une preuve qu'il lui doit quelque chose.

D. — Ainsi vous prétendez toujours que vous avez ramassé cette somme importante il y a plusieurs années, quand vous étiez à Bordeaux ?

R. — Oui.

M. le président. — Vous êtes en contradiction sur ce point encore avec les témoins. Ainsi depuis douze ans vous avez un trésor auquel vous n'avez touché et le jour du crime, une somme de même nature, déposée chez Jacq, se retrouve sur vous ; avouez que c'est une coïncidence bien étrange !

R- — C'est pourtant comme cela.

M. le président. — En résumé, l'accusation porte sur quatre points principaux: votre attitude à Morlaix, devant les magistrats et le commissaire de police, l'emploi de votre temps, l'origine de l'argent trouvé sur vous, et l'origine du sang humain trouvé également sur vous ; enfin, vos explications constamment contradictoires. Aujourd'hui que vous avez un défenseur loyal et dévoué, persistez-vous dans ce que vous avez déclaré à M. le juge d'instruction !

R. — Certainement, je ne me dédis pas.

L'audition des témoins

Il n'y en pas moins de 33 ; mais, sur ce nombre, nous ne retiendrons que les principaux témoignages, la plupart ayant trait à l'emploi du temps de l'assassin.

Le brigadier Le Moal raconte les circonstances dans lesquelles il a procédé à l'arrestation de Guivarch. C'était dans la rue, au moment où il sortait d'une maison spéciale de Morlaix ; il était ivre. En le fouillant, il trouva sur lui une somme de 118 fr. 50 et un couteau. Presque aussitôt, l'agent Derrien rapportait une paire de sabots tachés de sang, qu'il venait de trouver dans la voiture qui avait amené Guivarch.

Le brigadier Le Moal lui ayant dit : « C'est vous qui avez assassiné Urien ? », Guivarch se mit à genoux deux ou trois fois, disant : « Pardon, ce n'est pas moi qui l'ai assassiné. »

Plus tard, fouillant de nouveau Guivarch, le témoin découvrit une somme de 1.380 francs, en pièces de 20 francs, provenant, d'après l'accusé, de ses économies.

Joseph Jacq, cultivateur à Saint-Pol, raconte que, le jour du crime, en revenant de la première messe, il a trouvé en rentrant chez lui son neveu Urien étendu sur le ventre, à terre, dans une mare de sang, et à l'état de cadavre ; le malheureux tenait une pipe dans la main gauche et un couteau ouvert dans la main droite,

Après avoir visité son armoire, il constata la disparition d'une somme de 2.000 francs.

Sur interpellation : « J'ai employé Guivarch, l'hiver dernier (1905), comme journalier. »

Charlotte Bouguin, dite Yvette, 25 ans, à Morlaix, déclare que, le 23 juin au soir, un paysan l'accompagna dans sa chambre et lui remit cinq francs. Cet homme, sappuyant la tête sur le lit, resta pensif. Le témoin lui dil alors : « Tu as l'air d'avoir du chagrin ? » L'homme répondit que non, qu'il ne se faisait pas de bile. Le témoin ajoute : Quelques moments après, il me passa la main sur la poitrine en me disant : « Et si je te tuais, qu'est ce que tu dirais ? » Je lui répondis : « Je me sauverais au plus vile. » Il répliqua : « Ne crains rien, je ne te ferai pas de mal, c'est pour rire que je te dis cela. »

Guivarch est. ensuite descendu en disant : « Tout ce que je te demande, c'est de m'éclairer », puis il est sorti, et c'est alors que les agents l'ont arrêté.
Mme Tudal, patronne du « Lion d'Or » à Morlaix, dépare que, le 24 juin, un individu originaire de Saint-Pol de Léon, qu'elle a su plus tard être l'accusé, est arrivé chez elle à 8 h. 30 du soir, dans une voilure de l'hôtel. Il a dit qu'il venait d'arriver par le train de huit heures venant de Saint-Pol et qu'il fallait que la voiture l'attende pour le reconduire à la gare.
Guivarch est resté environ une demi-heure à l'hôtel et a dû partir de cet établissement vers 9 h. 15. Or, ajoute Mme Tudal, le train de Saint-Pol, ne partant qu'à huit heures, Guivarch aurait eu grandement le temps de le prendre s'il avait voulu.

M. Fannie, gardien de prison à Morlaix, fait connaître que Guivarch, en recevant une lettre de Me. Huet, avocat, se mit en colère et s'écria : « Puisqu'ils ne veulent plus me défendre, je ne veux plus de défenseur ; ils se sont tons entendus et c'est une affaire préparée d'avance ; qu'ils m'envoient donc à la guillotine pour les autres; d'ailleurs,je me laisserai mourir autrement; on m'a pris tout mon argent qui était le mien, comment veut-on que je paie un avocat ? »

L'ancien cocher de l'hôtel du « Lion d'Or », Jules Salaùn, actuellement sellier à La Chézel (Côtes-du-Nord), déclare que, le 24 juin, à 8 h. 30 du soir, il a conduit Guivarch, venant de Brest, à l'hôtel ; puis vers dix heures, il le reconduisit à la gare, mais, le train étant parti, Guivarch se fit conduire dans une maison spéciale vers 10 h. 15.

Anne-Marie Daniélou, 17 ans, cabaretière près la gare de Saint-Pol, affirme que Guivarch a pris une consommation chez elle le 24 juin, vers 6 h. 1/2 du soir.

D'autres témoins viennent déclarer qu'ils l'ont vu, vers cette heure-là, à Sainl-Pol et, dans la matinée, vers 9 h. et 11 h. du malin, 4 h. 1/2 et 6 h. du s'«ir.

M. le docteur Bodros, médecin-légiste, expose avec beaucoup de clarté les constatalions qu'il a faites sur le cadavre de la victime. Le crâne comportait cinq blessures, toutes mortelles, ayant occasionné sous la voûte crânienne un épanchement sanguin considérable. Au cou, une large plaie béante, s'étendanl d'un angle du maxillaire inférieur à l'autre ; la section avait porté immédiatement au-dessus du larynx et comprenait tous les muscles, l'oesophage, la carotide et la jugulaire droite. Au dire de l'honorable expert, cette énorme plaie a été faite au moyen d'un instrument coupant court et mal aiguisé, car on remarquait des hachures sur la peau. L'hémorragie avait été si abondante, dit M. le docteur Bodros, qu'une véritable mare de sang avait inondé le sol près d'un banc-clos, où on a relevé le cadavre.
L'honorable médecin-légiste conclut ainsi : « La victime a été assommée par derrière avec un instrument contondant, manié avec une force extrême. Cet instrument n'est autre qu'un pieu de charrette, long de 60 centimètres, pesant environ deux kilos, pointu d'un bout, une véritable massue. « Ce sont ces coups qui ont déterminé la mort ; la section du cou n'a dû être faite qu'ensuite.

Les agents de police Derrien et Jaffrennou affirment qu'au moment où Guivarch a été arrêté il n'était pas ivre. Ils ont remarqué, au commissariat de police, que Guivarch pâlissait et que son visage se couvrait de sueur. Le brigadier, voyant cela, lui demanda s'il avait peur, ce à quoi Guivarch répondit que. non, qu'il avait chaud.
Guivarch. — Je ne me souviens pas de ça.

L'audience est renvoyée à samedi

Le président félicite les agents de police de Morlaix de l'intelligence avec laquelle, en vertu des ordres donnés, ils ont procédé à l'arrestation de Guivarch. A six heures, après l'audition de 21 témoins, l'audience est levée pour être reprise aujourd'hui samedi, à huit heures.

L'audition des témoins Continue.

Guivarch fournit des explications sans se départir de son système de défense, qui consiste, on le sait, à nier ce qui l'embrasse, ou bien à dire qu'il ne se souvient pas. A l'occasion, tl donne des démentis aux témoins.

A un moment donné, il dit : « Depuis dix mois que je suis en prison, je suis complètement abruti. »

M. le président.— Mais vous n'étiez pas abruti quand, les premiers jours, M. le juge d'instruction vous a demandé des explications.

Marie-Yvonne Caroff, femme Corre, qui logeait l'accusé, déclare qu'elle ne lui a jamais vu d'argent entre les mains.

Elle affirme également que Guivarch est sorti de la maison vers 8 h. 1/2 et n'est revenu qu'à quatre heures du soir. Or, Guivarch a prétendu qu'il était revenu, dans la journée, chercher son trésor.

Le témoin donne également un démenti à l'accusé sur son prétendu saignement de nez, Guivarch n'étant pas sorti, comme il l'affirme, pour aller dans la cour, vers 6 h. 1/2 du matin.

Guivarch avait prétendu que le billet de cent francs qui faisait partie de la somme trouvée sur lui provenait de la femme Roignant. Cette dernière, appelée comme témoin, soutient énergiquement le contraire, Guivarch persiste.

M. Fannie, gardien chef de la maison d'arrêt de Morlaix, clôt la série des témoins.


Le dimanche 24 juin, dit M. le procureur Le Marchadour, ce fut un singulière émotion, dans le pays si tranquille de Roscoff, lorsque parut la nouvelle de l'assassinat commis au village de Kéravel, émotion justifiée par l'horreur de ce crime accompli avec une férocité inouïe, et aussi par cette terreur vague qui pesait sur cette population inquiète sur l'identité de l'assassin. Celui qui avait commis ce crime n'était pas un étranger qui passe, qui erre et qu'on ne voit plus. Non, il était certain que son auteur était un homme du pays et qui avait travaillé dans le village de Keravel.

L'organe du ministère public raconte dans quelles conditions le crime a été commis. Il n'apportera pas dit-il de preuves matérielles, car il n'y a pas de témoins directs, mais pour rassurer les consciences des jurés , pour leur permettre de répondre en toute sécurité, il l lui suffira de leur apporter un faisceau de preuves graves, précises et concordantes, n'offrant aucune fissure qui permette de laisser passer un doute.

M. Le Marchadour prétend que les actes que Guivarch a commis ne peuvent avoir d'autre hypothèse que la preuve certaine de sa culpabilité et immédiatement il se livre à un examen minutieux et complet des détails de l'accusation.

Il établit la présence de Guivarch sur le lieu du crime, il montre son attitude et ses démarches incohérentes pendant les heures qui ont suivi; ses dépenses succzsives dans les cabarets, où il payait à boit'e à tout le monde, lui qui a des habitudes parcimonieuses et qui ne gagne pas ; la scène caractéristique de la maison dans laquelle il a laissé échapper la manifestation de ses pensées intimes, du remords qui étouffait sa conscience.
D'autre part, M. Le Marchadour n'a pas de peine à démontrer l'impossibilité dans laquelle se trouvait l'accusé d'avoir une somme de 1.500 francs en sa possession. Il n'a pas de peine, également, à détruire son système de défense en ce qui concerne l'origine du sang humain trouvé sur sa chemise, sur son couteauet sur ses sabots.

« Il n'y a pas, dit en terminant l'organe du ministère public il n'y a pas que le hasard qui puisse produire les coïncidences que je viens de vouexposer. vous avez à vous demander si tous ces faits sont explicables individuellement et par groupe ; vous répondrez oui car il n'y a pas d'autre interprétation possible. Vous avez à juger un crime sans excuse, sans atténuation. L'heure est venue, pour le juge comme pour le juré de montrer aux criminels qu'ils sont armés contre eux. La société a besoin d'être protégée plus que jamais, c'est pourquoi, vous qui avez le devoir de faire des exemples, vous saurez remplir votre mission avec fermeté en proportionnant la gravité de la peine à la gravité du crime.

Me Verchin dit qu'il n'aborde pas ces débats avec la même conviction avec la même sérénité que M. le procureur de la République ; il l'aborde, au contraire avec une vive conviction et avec tout le souci des responsabilités qui lui incombe.
L'honorable défenseur discute aussitôt les charges d'accusation. Dans une argumentation énergique et serrée, il  soutient qu'elle manque de base, qu'elle n'apportee aucune preuve directe, aucune preuve matérielle et que, dans ces conditions, surtout dans une affaire aussi grave un jury ne peut apporter un verdict de culpabilité.
II dit, en terminant : « Si, parfois, votre rôle est de rendre un verdict humain, inspiré par la pitié, vous avez un autre rôle à remplir, c'est la souveraine justice la justice absolue; vous êtes des hommes, par conséquent sujets à 1 erreur. Ce n'est pas sur des vraisemblances que vous pouvez etayer un verdict de condamnation dans une affaire capitale comme celle-ci ; je laisse donc à vos convictions, à vos consciences, le soin de juger cet homme et d'apprécier cette affaire comme elle le mérite, c'est-à-dire en rapportant un verdict négatif inspié par la sagesse et la prudence. »


Le jury ayant répondu affirmativement à toutes les questions avec admission de circonstances atténuantes Guivarch est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il mourra après deux ans de bagne.

 

 

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