L'héritage de Messire Hamon Barbier

Le 19/01/2021 0

Hamon Barbier racheta Kerhoant aux Nevet. Voici ce que dit Louis Le Guennec du personnage...

 

Un ancien aveu de la terre de Maillé, cité par Kerdanet, compare ironiquement les constructeurs du célèbre château de Kerjean dans la paroisse léonaise de Saint-Vougay, aux orgueilleux géants qui avaient "bâti la tour de Babel. Malgré sa forme hyperbolique et, son Intention malveillante, c'est là, au fond, un compliment flatteur pour ceux qui conçurent et réalisèrent le projet d'édifier,au fond de campagnes lointaines, cette triomphale demeure,

Les historiens locaux en attribuent le mérite à Louis Barbier, seigneur de Kejean, Keralleau, Lanven, fils de Jean Barbier et de Jeanne de Kersauson, lequel Louis Barbier mourut à Kerjean, en 1593, à l'âge de 72 ans, après avoir été trois fois marié. Mais ils indiquent, comme le principal artisan de la grandeur de sa maison. Hamon Barbier, oncle paternel de Louis, qui fut d'Eglise. Un canonicat de la cathédrale de Saint-Pol constitua le premier et modeste échelon de sa fortune. Trente ans plus tard, il était tout à la fois conseiller au Parlement de Bretagne, abbé de Salnt-Mathieu Fin-de-terre, chanoine de Léon, Tréguier, Cornouaille et Nante s; archidiacre official et grand vicaire de Léon, scolaslique et vicaire général de Tréguier, recleur de Plounévez-Lochrist. Saint-Vougay, Plougourvest, Plougar, Sizun, Guimiliau, Plouzané, Plouvien, Guipavas, Plabennec, Lannilis, Plounéour-Trez, Plourin-Moriaix, Plourin-Léon, Plomeur, prieur de l'Ile-de-Batz et de Saint-Nazaire — j'en passe certainement! — et de plus titulaire d'une quantité de chapellenies, les contemporains affirmant qu'il accaparait toutes celles dont le revenu atteignait 1000 livres.

Une aussi étonnante que scandaleuse accumulation de charges richement reniées laisse croire qu'Hamon Barbier avait su se ménager de fructueuses intelligences en cour de Rome et que la dominante de son caractère était l'ambition, une ambition fortement teintée d'âpreté au gain. Quand il mourut, tant de bénéfices vaquèrent à la fois que le pape Jules II, surpris devant l'avalanche de sollicitations et de recommandations qui s'abattait soudain sur le Vatican, s'informa si tous les prébendiers de Bretagne s'étaient donné le mot pour trépasser ensemble. Jointe sans nul doute à une gestion bien entendue et à une sage économie, cette collection de bénéfices permit à Messire Hamon d'entasser des richesses dont devait dans la suite user son neveu pour construire le plus beau et le plus fort château du pays, et vaincre en opulence les plus fastueux gentilshommes de Basse-Bretagne.

Hamon Barbier n'était pas un esprit médiocre, inférieur à sa fortune. Il avait des connaissances étendues en théologie et en droit civil. Il publia le premier[missel imprimé du diocèse de Léon, et fut un vicaire général actif et zélé, qui rendit d'éminents services aux évêques dont il avait la confiance. Les moines de Saint-Mathieu l'accusèrent, il est vrai, d'avoir quelque peu pillé les revenus de l'abbaye et emporté chez lui les archives, mais qui peut se dire sans reproches ?
Quoi qu'il en soit, le bon chanoine mourut au mois de novembre 1544 dans son hôte! de Saint-Pol-de-Léon, élégant logis éthique qu'il s'était fait bâtir vers 1520, qui existe encore et qu'on connaît aujourd'hui sous le nom du dernier titulaire de cette prébende avant la Révolution, l'abbé de Keroulas.

Les héritiers d'Hamon Barbier étant mineurs, on décida, pour sauvegarder leurs intérêts, de procéder à l'inventaire de sa succession mobilière. Cet inventaire, dressé du 18 au 21 mars 1545 par Maîtres Jean Kermelec et Jean Lanuzouarn, procureur et lieutenant de la cour des Régaires de Saint-Pol. nous fait pénétrer dans l'habitation d'un riche dignitaire religieux de Bretagne au milieu du XVIe siècle et reconstitue minutieusement devant nous le cadre, luxueux et confortable autant que le comportait l'époque, où s'écoulèrent les dernières années de celui que Le Goffic a baptisé avec grande raison " la perle des oncles à héritage ".

Les deux magistrats, assistés de leur greffier Robert Coëtmanach, procédèrent d'abord à l'examen des papiers du défunt. On y constate que Messire Hamon obligeait volontiers de sa bourse les nobles plus ou moins gênés, et qu'il détenait des créances assez fortes sur de hauts et puissants seigneurs de la région, les Bouteville du Faouët, les Kermavan, les du Louet, les Coetquelfen, les Le Scaff. Notons aussi une procuration très intéressante en ceci qu'elle nous révèle l'époque précise à laquelle vivait Fiacre Mezanslourm, recteur de Lanhouarneau, auteur de l'ancienne tragédie bretonne de la Destruction de Jérusalem.

Cette pièce, citée très souvent par dom Le Pelletier dans son fameux Dictionnaire breton, semble actuellement perdue, tout au moins dans sa forme primitive, car la version incomplète qu'on en possède témoigne de modifications profondes en vue d'en rajeunir le style et la langue. On ne savait, trop si l'oeuvre du prêtre léonais était du xve ou du xvie siècle, mais il est établi à présent qu'elle appartenait à ce dernier, puisque Maître Fiacre Mézanstourm devint en 1541 recteur de Plougoulm par résignation d'Hamon Barbier.

Parmi les « contractz et lettres « du feu chanoine, on trouva une boîte contenant une centaine de pièces d'or et d'argent, doubles ducats, ducats, écus, phiippus, testons et demi-tesions, plus un nid d'or et une branche de corail blanc, curiosité rapportée peut-être du Levant par quelque hadi marin de Penpoul ou de Boscoff. On passa ensuite à l'inventaire de la vaisselle de vermeil et d'argent, prisée par les orfèvres Yvon Le Goezou et Jehan Graffeur. qui dictèrent une somptueuse liste de poteaux (vases), aiguières, coupes, tasses, gobelets, bassins, non compris un calice et deux burettes d'argent doré.

On compta vingt cuillers d'argent, sans mention d'aucune fourchette dont l'usage était encore peu commun, les doigts des convives remplaçant cet ustensile.

avec commodité et avantage. Six tasses d'argent, dorées en partie et armoriées du blason des Barbier: d'argent à deux fasces de sable, furent estimées 1262 livres. L'une des coupes était faite d'une « noix d'Inde », noix de coco ou calebasse sculptée et montée en filigrane de vermeil.

Là finit la première journée. Le lendemain, les juges ouvrirent l'estude ou cabinet de travail de Messire Hamon. Ils y découvrirent, dans un banc-armoire fermé à clef, trois bourses de cuir et un sac de toile également rebondis, d'où s'échappa une tintante et joyeuse cascade mêlant aux monnaies d'or, ducats, noixades, désirés, écus, sol, écus de France et de Bretagne, lyons d'or, etc., d'appréciables traizins, demi-tralzin», douzains et demi-douzains d'argent, sans parler des carolus et des gros d'Angleterre, ni surtout des humbles doubles, liards et deniers. Un seul bijou, une chaîne d'or de 25 noeuds, émergeait de ce flot d'espèces sonnantes et trébuchantes, évaluées à une somme qui correspond à 75 ou 80.000 francs de nos jours.

Un meuble voisin' abritait la bibliothèque du défunt, une soixantaine de volumes manuscrits ou imprimés dont la curieuse nomenclature nécessiterait de trop longs commentaires. Gommée il est naturel, la presque totalité se compose d'ouvrages de théologie et de jurisprudence, puisque Hamon Barbier avait été tout ensemble homme d'Eglise et magistrat. Pas plus que l'Henriette de Molière, il n'entendait le grec, car il ne possédait aucun ouvrage en la langue d'Homère, mais la littérature latine était représentée chez lui par Cicéron, AuluGelle, Quinte-Curce, Perse et Valérius Maximus; l'histoire de Bretagne par la Gesta Ilritonum; l'histoire naturelle par Le Grand Herbier en franezois.

Les habillements contenus dans un beau coffre en cyprès de la seconde malle furent estimés par Hervé Le Goliag et Hervé Laurens, couturiers, et, Bertram An Coat, pelletier. La plus riche pièce en était « une robe d'escarlatte
fourrée de visons » mêlée à d'autres robes de mygrene, de pavenance, de serge d'Arras, de frise d'Espagne, des pourpoints de satin, de velours et de drap noir, des chaperons de drap et de camelot, des « coueffes » de satin noir, des casaques, des surcots, des salons etc., en nombre tel qu'il semble bien que le bon chanoine collectionnât toutes ses vieilles frusques. Six pièces de tapisserie armoriées, d'ailleurs « fort usées et gastées par la vermine », tendaient les murs de cette salle, et la table était couverte d'un tapis tissé « semé de bestes ».

La lingerie comprenait une quantité surprenante de lynceulx (draps de lit)» de nappes ouvrées ou unies, trente douzaines de serviettes, bonnes ou faillies, deux douzaines de chemises, 29 couvre-chiefz (bonnets de nuit), mais point de mouchoirs, les serviettes en tenant peut-être lieu. Parmi l'es meubles en bois de frêne et de chêne, coffres, chaises, bancs, escabeaux, charlictz (bois de lit), tables, dressoirs et bahuts, dont beaucoup ciselés avec art par les habiles huchiers saint-polilains qui ont façonné cette merveille, le chapier de la cathédrale de Léon, aujourd'hui conservé au musée de Cluny, feraient Je ravissement de collectionneurs modernes. Je relève une table
de Flandre ployante, une chaire garnie de cuir rouge, une « roue et ses pupitres », meuble de bibliothèque qui fait songeraux vers de Victor Hugo :
Et quoique l'Arsenal fasse, quand on en joue,
Tourner tant de néant sur son pupitre à roue.

La maison, dont l'une des chambres était dite « la chambre du doyen », renfermait six lits entièrement accoutrés avec couettes, courtes-pointes, tapis, oreillers, lodiers, courtines et ciels, sans compter plusieurs accoutrements de rechange. Quant à la vaisselle d'étain, plats, écnelles; saucières, bassins, flacons, esgouttcuYs, maîtres Bernard, Hamon et-Nicolas Uheffret, pintiers, l'estimèrent valoir 87 Mvres dix sols. Une « chapelle de
plomb pour faire de l'eau de rose », ainsi qu'une « cuve de letton pour mectre le vyn en l'esté rafreschir », nous apprennent qu'Hamon Barbier n'était pas eninemi d'un certain raffinement.
Cette cuve est le seul article notable de l'article des uslensiles d'airain, poêles, broches, pots et crémaillères, se termine par la mention assez imprévue de « quatre barnoys donl y a deux d'hommes d'armes et les deux auttres à la Iégière ».
L'existence de ces équipements guerriers dans l'hôlel d'un pacifique chanoine s'explique par ce fait qu'en sa qualité de curateur du jeune Louis Barbier, son oncle devait présenter une lance de trois ou quatre cavaliers aux revues ou montres de l'arrière-ban du Léon, qui avaient lieu presque chaque année à Saint-Pol, Lesneven ou Saint-Renan.

L'inventaire a pour épilogue un acte qui nous montre les parents d'Hamon Barbier se partagent, afin d'exécuter les legs stipulés par son testament, les espèces d'or contenues dans deux boîtes dont l'une provenait de son logis de Nantes, C'est un nouveau ruissellement de monnaies aux noms prestigieux, ducats, doublons, nobles à la rose, spadins, philippus, angelots, croisades, nobles Henry lions, désirés et saluts. Mais la vraie richesse du vieux thésauriseur n'était pas là. Elle résidait surtout dans les titres de propriété, contrats d'acquêt, fermages, afféagements qui dormaient sous double clef, rangés en bel ordre, au fond des coffres de son estude.

A une époque où la morale réprouvait le prêt à intérêt, la fortune territoriale était considérée comme la plus sûre et la mieux assise et c'est en consacrant Son épargne à l'achat de biens au soleil, manoir comme celui de Kerc'hoent, au Minihy de Saint-Pol, convenants, pièces de terre, rentes foncières, que l'excellent Hamon Barbier constitua à son neveu et pupille le magnifique patrimoine dont les revenus régulièrement perçus permirent à Louis Barbier d'édifier, en un labeur de patience et de volonté tenace qui dura peut-être vingt ans et plus l'Anet breton.

L. LE GUENNEC.

 

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