Recouvrance avant le pont

Le 23/09/2023 0

Sur la rive droite de la Penfeld, vis-àvis de l'antique château féodal qui défend le port et la rade, existait déjà au xrve siècle, la chétive bourgade de Sainte-Catherine, groupe de cabanes de pécheurs, éparpillées sans ordre ni alignement autour d'un hospice et d'une petite chapelle érigée sous le vocable de Sainte-Catherine d'Alexandrie, vierge et martyre, d'où elle tirait son nom.

La motte seigneuriale, sur laquelle s'élevait la bastille de Quilbignon ou de la Motte-Tanguy, dominait orgueilleusement la bourgade qu'elle protégeait.

En 1346, un seigneur du Chastel, à la place de la chapelle Sainte-Catherine, en fonda une autre sous le vocable de Notre-Dame de Recouvrance, où L'on venait prier et faire des voeux pour la recouvrance et l'heureux retour des marins en mer, aussi la chapelle était-elle ornée de nombreux ex-votos. Lors de la construction de cette chapelle, le bourg Sainte-Catherine prit le nom de Recouvrance, conservé depuis.

L'ordonnance royale de 1681. réunissant les deux quartiers de la ville, n'empêcha pas Recouvrance de rester, pendant deux siècles encore, une cité armoricaine, où le breton se parlait plus couramment que le français. De là, un cachet local, des tournures de langage, des habitudes surannés, qui ne devaient disparaître qu'après la construction du Pont national,

Le port marchand occupait autrefois les deux rives de la Penfeld : quai Tourville, du côté de Brest ; quai Jean - Bart, à Recouvrance. Il commençait un peu en amont de l'endroit où se trouve aujourd'hui le Pont national pour
s'étendre jusque par le travers de la grille des Vivres. Comme sur le Ghamp-de-Bataille,

Pour Brest, c'est sur le quai Jean - Bart que battait le coeur du quartier de Recouvrance. Les retraités venaient là s'entretenir de leurs campagnes lointaines, contemplant mélancoliquement les vieux vaisseaux hors d'usage,
transformés en magasins flottants et devenus, eux aussi, des retraités de la flotte.

Par temps calme, nos vieux braves faisaient les cent pas le long du quai ; le suroît soufflait-il ? on s'abritait au pignon de la chapelle, discutant des choses de la mer et regrettant la disparition des navires à voiles, remplacés peu à peu par les bâtiments à vapeur.
Le long du quai, devant la chapelle, existait un platin d'une certaine étendue, découvertaux basses mers et composé de lambourdes reliées entre elles, mais à demi-enfoncées dans la vase : c'était la Fosse. Elle servait à l'abattage en carène des navires de commerce ayant besoin d'être radoubés ; en aval, vers la grille des Vivres, était une « pigoulière » pour le chauffage du brai et du goudron.

Transportés bouillants sur la fosse, ces produitsdégagent une fumée intense et répandent dans l'air leurs acres senteurs, qui prennent à la gorge.
Armés de leur « penne à guipon », des calfats enduisent le navire d'une couche noire, aux reflets métalliques, lançant à plein gosier ce refrain saturé de couleur locale :

Des calfats je suis le maître
Oui, c'est moi le vrai pur-sang...
Eh ! vite à la pigoulière.
Vlan les maillets en avant !

Cependant que les rossignols (on appelle ainsi les maillets de calfat) de leurs compagnons marquent la cadence d'un bruit assourdissant.
Un marché se tenait deux fois par semaine, sur le quai, entre la chapelle et la cale du passage, ainsi nommée à cause du service de bateaux spécialement affectés au passage de la rivière, entre Brest et Recouvrance.

Près de la cale du Passage, sur le quai, on voit un chantier de construction pour des canots et même de grosses chaloupes. De la grille des Vivres à celle de l'Arsenal, le rez-de-chaussée de chaque maison est occupé par une auberge ou une boutique, dans laquelle se débitent ces mille objets de gréement et de rechange nécessaires à l'armement des navires. La plupart des auberges ajoutent à leur enseigne ces mots : « Place à la chaudière », qui veulent dire que le cuisinier d'un navire pourra y installer sa coquerie.

On juge de l'animation que devaient donnera ce coin" de Recouvrance toutes ces industries bruyantes, réunies en un espace si restreint. Une autre cause d'animation, à certains jours de la semaine, était l'accostage du chaland chargé des copeaux et des résidus de bois, distribués gratuitement par la marine à des veuves de marins et d'ouvriers de l'arsenal.

Munies de lourds paniers ou de filets en grossiers cordages, les femmes transportent ces déchets de bois que, sous la direction d'un contremaître et des surveillants, on répartit en lots à peu près égaux, le long du mur des Vivres, dans la rue de l'Eglise et la rue de la Pointe. Malgré les mesures d'ordre, le partage ne va pas toujours sans dispute, et les surveillants sont souvent obligés d'intervenir pour rétablir la concorde parmi leurs subordonnées.

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les Recouvrancais croient encore au bugel-noz, aux viltansous, aux loups-garous.
A certains jours de la semaine, Recouvrance est envahi par les mendiants. On dirait une descente des truands de la Cour des Miracles. Dès le matin, ces miséreux, couvrant mal leur nudité sous des loques sordides, montrant comme à plaisir leurs plaies et leurs ulcères pour inspirer la pitié, alors qu'ils ne provoquent le plus souvent que le dégoût, s'en vont, de porte en porte, quêter une modeste aumône, recueillant un liard chez « les riches », un croûton de pain chez les humbles. Redoutés des uns, accueillis par les autres comme les membres souffrants de Jésus-Christ, ils reçoivent partout et ne quittent la place que la besace pleine, mais le gousset peu garni, car le plus souvent, après cet exode, les liards ajoutés aux liards n'ont guère produit une somme supérieure aux cinq sous du Juif-Errant,

Cependant, comme en toute chose se révèle un coin de poésie, une touchante coutume caractérisait ce passage « des pauvres ». Lorsque la jeune mère, portant son enfant dans les bras, venait remettre le morceau de pain au malheureux qui, à la porte du logis, susurrait un Ave, souriant au doux mignon qui lui tendait l'aumône, le pauvre, puisant dans sa besace, présentait à l'enfant un croûton qui devait lui apprendre bien vite à parler : aimable symbole de deux faiblesses se prêtant un mutuel secours.

Tel est le tableau, présenté aussi fidèlement que possible, des us et coutumes du vieux Recouvrance jusque vers 1860. Mais la construction du pont, en 1861, allait faire plus, en vingt ans, pour la fusion des deux quartiers de la ville, que ne l'avait fait, en deux cents ans, l'ordonnance de Louis XIV. Désormais, les vieilles traditions et les antiques coutumes allaient disparaître rapidement. Recouvrance, mis en relation avec Brest par un moyen facile de communication, allait sortir de sa torpeur et se mêler plus activement à la vie brestoise ; enfin, les citadins eux-mêmes eurent moins de mépris pour le faubourg déshérité de la rive droite, qu'ils daignèrent, dès-lors
visiter quelquefois.

TOSCER.

 

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