Braves Gens de Cléder, Roscoff et Sibiril...

Le 18/07/2013 0

 

Novembre se dit en breton miz du, mois noir, auquel succède miz kerzu, décembre, mois très noir. C'est en cette saison que dans ces chaumières semées entre Roscoff et le village de Santec, les sables enrichis de goémon poussent plusieurs récoltes par an, les femmes, enveloppées de leur châle noir et coiffées du spirituel béguin blanc à deux cornes froncées qui imitent assez bien des cornes de bélier, de ce béguin que dans le pays on appelle en riant pen maout (tête de mouton), attendent le retour des hommes qui viennent de passer quatre ou cinq mois en Angleterre vendre les légumes, produit de leur pays, dans les marchés de nos voisins. Oignon, ail, échalote, pomme de terre, chou-fleur, artichaut, poussés en profusion sur ce coin de France il ne gèle pas, ont été expédiés l'été dernier avec les vendeurs sur de petits caboteurs que l'on charge dans le port de Roscoff et qui font se décharger à Torquay, à Plymouth, à Swansea, à Cardiff, sur toute la côte sud-ouest de l'Angleterre. Ils s'en sont allés mélancoliquement, nos Bretons, ces éternels condamnés à l'exil, Qu'ils soient matelots, pêcheurs de morue ou vendeurs de légumes. Ils se sont arrachés à la chaumière battue des vents, et tous les lits de la famille sont frileusement rangés autour du foyer; ils s'en sont allés, emportant l'accordéon dans les sons duquel ils retrouveront en Angleterre, sous les hangars ils couchent parmi leurs légumes, un souvenir du pays.


Tous ceux qui sont partis sont jeunes jeunes maris, jeunes célibataires, surtout de tout jeunes gens, entre douze et vingt ans, de beaux gars pleins de vie. Ils entendent assez bien la langue anglaise, et c'est en anglais que, ne sachant pas la langue bretonne, je peux, au bord ne la route ou au fond des chaumières, m'entretenir avec eux qui souvent entendent mal la langue française. Ils sont aimables, ils sont bons, ils ont le respect, ils ont l'amour de la famille, du foyer, du sol sur lequel ils sont nés. Ils ont un cœur simple et charmant. Ils ont principalement sur nos autres paysans, et surtout sur le paysan normand, cette supériotïté de sembler réfractaires à la vulgarité, à la grossièreté, de porter en eux une distinction native qui s'associe sans doute à leur respect natif de la tradition. Je les vois encore arpenter en juillet le petit port de Roscoff, dont le bassin et les quais, en ces jours de part, s'encombrent de légumes. Ils sont vêtus de l'étroit pantalon de velours noir ou bleu, à point, du lourd jersey de laine poire tricoté chez eux, de la courte veste et du grand gilet de fin drap noir, et ont la taille fièrement sanglée de leur ceinture de laine bleu sombre. Ils sont coiffés d'une casquette de drap noir à visière de cuir verni, ou de la toque en fourrure, casquette en bleo (casquette en poil), parfois encore du béret ou du large chapeau de feutre à ruban de velours et à boucle d'argent. Ils partent pour que cet oignon, cet ail, ces échalotes, ces artichauts, ces choux-fleurs se convertissent en pences, en shillings, puis en bonnes livres sterling qu'ils rapporteront enfermées en une ceinture de cuir, entre la chemise et la peau. Ce sont les ressources dont vivra, tout l'hiver suivant, une famille de six, huit, dix personnes, jamais moins, quelquefois plus. Ces ressources varieront entre quatre cents et douze cents francs. Ils ne reviendront point dans les petits caboteurs qui les emportèrent, eux et leurs légumes, et qui depuis longtemps seront rentrés au port de Roscoff. Ils reviendront en France par le paquebot qui fait la traversée entre Southampton et Saint-Malo, la main tant souvent, sous la ceinture de laine, si la ceinture de cuir, l'espoir de l'hiver, ce qui représente le foyer allumé, la soupe chaude et les chauds vêtements pour la famille entière, est toujours à sa place.


Hélas ils ne rentreront pas à la chau-mière cette année, les beaux gars de Roscoff, de Saint-Pol-de-Léon, de Santec, de Cléder, de Sibiril, de Plouescat. Lorsqu'ils touchaient au port et que leurs
yeux avaient aperçu déjà les feux qui éclairent leurs côtes, un rocher a cloué le navire qui les ramenait et les a, au seuil du pays, livrés à la mer insatiable, les lui a livrés, eux et l'or qui devait faire vivre cet hiver tant de familles entières. Ah ! la mer ! ar mor ! ar mor ! Ils n'étaient pourtant marins ni pêcheurs, ceux-là. Et ar mor, malgré tout, les a pris, et a fait d'eux aussi, une large hécatombe, Pauvre Bretagne, que le deuil ni la misère ne sauraient lâcher ! Est-ce pour cela qu'on t'aime à ne plus te pouvoir quitter une fois qu'on a plongé son regard dans tes yeux bleus si débordants de mélancolique tendresse et si remplis d'infini ? Est-ce pour cela qu'on se sent pris de colère lorsqu'on ose t'arracher de force la foi ; cette foi, ta suprême ressource, hors laquelle il ne te restera plus que la révolte aveugle et de folles représailles contre une terrible destinée ?


On se sent effaré de voir ainsi engloutie, par le hasard d'un rocher jeté en travers de sa route toute la jeunesse d'un pays de dix kilomètres de long sur six kilomètres de large, et abondamment peuplé, tout l'espoir, toute la fortune de ce pays. Combien j'en connaissais parmi ces malheureux dont on ne sait pas encore les noms Par cette fatalité bizarre qui semble s'acharner au Breton destiné si souvent à voir le mystère planer sur sa mort, on ne prenait pas le- noms de ces humbles passagers au départ de Southampton, de sorte que les familles vont être exposées à rester dans l'incertitude, dans cet éternel qui-vive grâce auquel la femme bretonne, accroupie devant le foyer, tend une oreille si attentive à chaque pas qui approche de la chaumière, tourne la tête avec anxiété, chaque fois que la porte s'ouvre, comme si le mort présumé n'était qu'un absent, toujours sur le point d'apparaître. Ainsi, les pauvres marchands d'oignon n'auront pu échapper à la destinée de leurs frères marins. Pauvres mères ! pauvres femmes ! ar mor les a donc aussi engloutis, ceux-là l Ah ! ceux-là, elles les croyaient bien cependant à jamais arrachés à celle qui leur dispute leur sang. Elle leur avait, la traîtresse, doucereusement apporté ce goémon qui engraisse les sables de Roscoff et de Santec, elle leur avait amené tout exprès du Mexique, en ce coin de Bretagne qu'elle semblait avoir voulu privilégié, ce chaud et fécondant gulf-stream qui met une oasis dans la grande Armorique de landes et de granit. Et c'était pour mieux les leur prendre, leurs enfants, les ramasser d'un coup, d'un coup les étouffer en une de ses étreintes.


A l'heure j'écris ces lignes, mon ami Pierre d'Herbais, le châtelain de Roscoff, 'habitant de ce pittoresque ma-noir de Kerestat qui domine tout le pays et convergent tous les champs de légumes, a couru à Saint-Malo. Le cœur brisé, car je connais son cœur, il cherche, cherche le long des grèves les cadavres de ceux qui, au printemps, chantaient dans les champs tout autour de sa vieille demeure, et venaient le dimanche jouer aux boules dans son parc; il cherche les cadavres de tous ces jeunes gens qu'il a vu élever et qui étaient la force, la richesse et la beauté de son pays. En Bretagne, on vit tout près du paysan, ce paysan qui n'est jamais vulgaire ni grossier; on prend part à ses joies et à ses peines, et on s'occupe de son cœur et de son âme. Il fait un peu partie de la famille. Loin de tout grand centre, l'homme d'éducation supérieur se sent, là-bas, une responsabilité qu'ailleurs il ignore, et c'est en Bretagne que ceux qui font de belles phrases sur la fraternité devraient aller apprendre comment cette vertu se pratique. Ils verraient la vicomtesse d'Herbais apparaître dans la cour de son manoir dès qu'un paysan ou une paysanne se présentent ils l'entendraient interroger, conseiller, réconforter. Ils la verraient un jour par semaine faire dans cette même cour sa large distribution d'aumônes, et une fois par an sa répartition de vêtements. Devant elle, au loin, au-delà des arbres du parc, c'est la mer, à l'infini, rugissant autour de rochers qui semblent des monstres; c'est l'île de Batz, c'est Roscoff, et tout en.procédant à ses distributions, ses yeux se posant sur cette immensité, elle murmure les vers de José-Maria de Heredia :


Et l'angélus, courbant tous ces fronts noirs de hâle

Des rochers de Roscoff à ceux de Sibiril, 

S'envole, tinte et meurt dans le ciel rose et pâle.


 

 Il est là-bas, derrière elle, le clocher de Sibitil, avec ceux de Cléder, de Plouescat, de Plougoulm, et tout près celui de Santec, de tous ces pays que vient de frapper et de paralyser le naufrage du «Hilda». Et, comme elle me l'écrivait ce matin, ce n'est pas seulement le pain de cet hiver qui disparaît avec nos jeunes marchands d'oignon; mais celui de bien des hivers encore, jusqu'à ce que les autres garçons grandis, soient leur tour en âge de s'en aller sur les marchés anglais.
Pendant que j'écris cet article, j'ai sous les yeux des photographies prises au Kodak et je revois certains de ces malheureux jeunes gens qui viennent sans doute de disparaître, si un hasard ne leur a point fait retarder leur départ, ce que je ne sais pas encore. C'est Julien Le Lez, un brave garçon, père de plusieurs enfants. Il est là, gai, heureux, riant devant mon appareil, en beau chapeau de feutre à longs rubans de velours et à boucle d'argent. C'est Saïk Sévère, plus joyeux encore, sorti récemment de la flotte, et auquel, à son retour de Toulon, l'an dernier, et lorsqu'il traversait Paris, regagnant la Bretagne, je fis passer la soirée à l'Olympia, le grisant, pour une heure, de lumière et de luxe, avec la conviction qu'en sa bonne âme de Santécois cela ne provoquait pas de danger, il était là, charmant avec son grand col bleu de l'Etat, installé dans un fauteuil d'orchestre, et le point de mire des femmes. C'est Paul Guyader, un de ces beaux et fiers gars comme en produisent seuls peut-être en France Roscoff et Saint-Pol-de-Léon, et qui, avant de partir, m'invitait d'avance à sa noce, laquelle devait avoir lieu cet hiver, au retour d'Angleterre. C'est Hervé Dilasser, sur le corps duquel, il y a peu d'années, je restai penché huit jours et huit nuits, et qu'avec l'aide d'un médecin dévoué de Saint-Pol-de-Léon j'arrachai à la mort. Depuis, il s'est marié, Hervé Dilasser, et il avait de beaux petits enfants qu'on envoyait m'embrasser quand je passais dans le village. Là-bas, dans le cher village de Santec, on l'appelait mon «Sauveté*. Sauveté. pour une mort si proche et si terrible en cette nuit de novembre, de neige, de glace et de mer démontée I Il est là, sous mes yeux, en vareuse de laine à grand col rabattu, en jersey de laine bleue, et coiffé de la « casquetten bleo», sous laquelle bril- lent ses yeux avec reconnaissance et bonté. Tous, tous, et peut-être aussi mon petit Pierrik Gillet, l'ancien petit mousse de mon bateau de pêche, que je vois d'année en année grandir depuis l'âge de huit ans dans ces photographies pri- ses au hasard des promenades, et qui aujourd'hui, ayant seize ans, était parti vendre l'oignon, l'ail et l'échalote, parce qu'il ne trouvait pas la pêche assez lucrative, et voulait, au retour, «me parler dans la langue de Rudyard Kipling». D'eux tous, je ne reverrai sans doute qu'Olivier Caroff, qu'on a retrouvé à demi gelé dans les cordages du «Hilda», et qui lui-même aura tant souffert en cette nuit de mort.
Maintenant, il semble que ce pays, dont l'hiver, malgré ses «Mois Noirs», est, lorsque la vente des légumes marcha bien, la saison de repos et de gaieté, la saison des retours, des veillées et des noces, il fait si bon vivre près de ces coeurs chauds devant la flamme claire du foyer, quand rugissent au dehors la mer et le vent; il semble que ce pays se soit tout à coup dépeuplé de ce qui en faisait le bonheur. La chaumière parait vide. Une femme peut-être se risque sur le seuil, tend l'oreille, écoute encore, n'entend rien. Elle referme la porte, et c'est pour rentrer dans un cercle de silence la famille sent qu'elle va manquer de pain.


Louis FABULET.

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